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jeudi 15 juin 2017

La fureur ordinaire





Sa fureur ingérable me rassure au plus au point. Voir cet homme, sorti de ses gonds en les détruisant au passage, cet homme qui n'a aucun compte à rendre à la logique, qui ne doit absolument rien à l'organisation et aux classements, voir cet homme qui n'est que débordement et puissance ça me rassure au plus haut point. Constater enfin que la force, le spontané et la fureur, trop sauvages pour être complimentées dans notre système de rangements, de boîtes et de casiers sans oxygène, notre système de l'apoplexie qui aime dire "ranger" lorsqu'il veut dire "dissimuler", et qui aime parler d'ordre lorsqu'il veut parler d'esclavage, n'ont pas eu besoin de trahir leur maître pour le mener à son accomplissement. Cela en dit long sur bien des choses inavouables.
C'est à dire que toute ma vie je me suis sentie maladroite d'avoir autour du cœur des chiots balbutiant et innarêtables courant dans tous les sens, coupable de la façon dont me venaient les mots et les idées : Bondissant, sans ordre ni hiérarchie, sauvages, sans système ni méthode. Grandissant dans un monde qui poussait au classement de chaque chose et à l'annihilation de tout ce qui déborde, je me sentais peu à ma place jusqu'à ce que je rencontre les viscères scintillantes de l'homme et de son œuvre.

C'était devenu une évidence : ce qu'on avait passé l'éternité à me présenter comme une chose "à dompter", "à surveiller", à "contenir", à "refouler", à scinder en petits morceaux pour mieux les repartir et les enterrer, était en fait exactement la chose qu'il me fallait laisser jaillir, bondir, se répandre de toute sa faiblesse et tout dévorer de sa force. Cette chose que je ne pouvais ni planifier ni connaître et qui bien sur me dépassait, je comprenais subitement que mon devoir n'était pas de l'apprivoiser, mais de la libérer enfin de son harnais d'acier et d'observer la puissance de son envahissement. L'observer dans sa course légendaire aux quartes vents, la langue pendante et l'haleine fétide, le poil durci d'avoir passé sa vie ou plutôt sa mort entière dans les caves de la peur et les prisons de la raison. Quelle erreur que d'avoir écouté les paroles grasses et fortes des défenseurs du cerebral alors que depuis tout ce temps mon ventre, mes tripes, mes émotions intestinales n'ont pas arrêté un instant de pousser un cri bien plus fin et bien plus ingénieux, ne désespérant pas d'être enfin entendu. Quelle bêtise, et quelle soumission que de les avoir laissé donner plus d'importance au cortex de mon crâne plutôt qu'a celui, pourtant non mon complexe et grouillant de neurones, de mon ventre se languissant. 
J'aurai pu rester ainsi longtemps coincée dans mon ignorance et ma souffrance de ne pas écouter le bon organe, si je n'avais pas rencontré le vieil homme.

Il se tenait debout sans aucune prétention et l'on voyait à travers lui les innombrables couches transparentes et solides de celui qui ne cache rien. Le monde organique s'inclinait respectueusement sur son passage tandis que le monde social lui tournait le dos. L'homme se tenait complètement ouvert. Tripes et organes à la vue de tous, rage et fureur sortant de ses yeux, sa bouche et ses oreilles, il n'avait pas honte. Il ne cherchait pas à retenir aucune des monstruausités qui lui sortaient du ventre, ni à mettre en avant aucune des petites parcelles de lumière qui le traversaient. Il savait bien sur que chacune des ses forces avait sa propre intelligence et ses propres pouvoirs.
Son visage n'était déformé par aucun des sentiments que le monde avait tenté de lui enseigner : Aucune fierté, aucun regret, aucun manque de confiance lui froissant le menton, aucun égo déplacé lui relevant la tête. Il était, selon moi, l'homme qui avait accompli par l'intermédiaire du verbe, de la phrase et du feu, les progrès et les avancements les plus merveilleux et pourtant les plus simples qu'une âme humaine puisse accomplir durant sa petite existence.


Il avait trouvé dans les coins sombres de son ventre une bête colossale, ignoble et sublime, dont l'odeur putride avait fait fuir tous ses contemporains, et plutôt que de la fuir à son tour ou de masquer son existence comme la raison l'aurait voulu, il fit ce qu'il me semblait être l'acte le plus courageux qu'il soit : Il décida de lui faire confiance. C'est à dire qu'il n'écouta plus aucune des voix qui ne soit pas sortie directement du ventre de la bête, du ventre de son ventre. Il cessa enfin d'être l'enfant à qui on dit "tu ne dois pas", pour devenir l'enfant à qui on ne dit rien, et enfin s'accomplir en homme indicible, sans titre et sans harnais.

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