vendredi 8 avril 2016
Dans un matin d'ivoire
Les appartements de ce coin de Londres s'entassent les uns sur les autres, mêlés par de beaux escaliers de métal dans leur costume industriel. On dirait la cour des miracles version locomative à vapeur, la cité des enfants perdus avec une couche de brouillard et de soleil en plus. Il y a des plantes partout, des volets bleus dont la peinture s'écaille et cette brique aux couleurs d'usine qui résonne au chant des Distillers.
Les canapés sont vert-bouteille et y'a tellement de beurre de cacahuète différents que j'ai les yeux qui frétillent dans les super-marchés. Le soir j'ai la tête du tendre pit bull sur les genoux et je pose toujours les mêmes questions. Allez, raconte moi encore la famille Leu, parle moi de la femme qui fait les pigments, raconte moi la mère et le frère, raconte moi le petit train dans les montagnes, et parle moi encore du premier magnum de 25. Montre moi les soudures et dis moi encore que dans la vie, le meilleur chemin c'est le plus compliqué. Allez, raconte moi comment Shiva était jamais à la maison, comment sa femme a inventé Ganesh, raconte moi comment on lui a soudé une tête d'éléphant sur le buste, j'ai vraiment envie de savoir. Je veux bien écouter ce genre d'histoires jusqu'à en crever. Je pose toujours les mêmes questions. J'ai peut-être pas l'air mais j'ai toujours envie de comprendre, de savoir, de trouver. J'ai la tête du pit bull sur les genoux, un générateur de chaleur.
Combien on est à se sentir aussi privilegiés. Combien on est à dire merci a chaque ligne qu'on trace, à chaque fois qu'on arrive dans une nouvelle ville, à chaque personne qui repart avec un peu plus d'encre sous la peau. Combien on est à être un peu trop positifs, à trouver qu'on est trop chanceux, que quelque chose cloche, que le vent va finir par tourner. Combien on est à s'extasier devant les nervures d'un bout de bois, combien on est à remarquer ce tout petit graphiti au pied du mur, combien on est à attendre le prochain miracle dis-le moi, dis moi si c'est parce qu'on est fous, ou si c'est pour de vrai. Combien on est à monter tout en haut pour descendre tout en bas. Dis moi que la chasse aux trésors ne va pas s'arreter, qu'elle ne fait que s'amplifier à partir du moment ou tu la réalises. Combien on est à tomber amoureux trop vite, de n'importe quelle forme organique qui brille d'une aura insondable. Combien on est à se chercher les uns autres. Combien on est à brandir nos cicatrices comme si c'était nos plus belles forces. Dis moi si toi aussi, t'as parfois l'impression que c'est trop. Et puis dis moi aussi qu'on s'en fout, que de tout ça, finalement on s'en fout.
Les canapés sont vert-bouteille. Sur le navire là-bas au loin certains pirates se tordent de douleur. Il y a comme un trou dans la coque, donc un trou dans chacun de leur ventre. Mais je les trouve élégants, ils ne s'en plaignent jamais, de ce trou, ne cherchent pas à le réparer. Les voilà qui apprennent à vivre avec, je vois sur leurs visages des petits sourires crispés qui cachent la douleur ordinaire, ils disent que ça serait joli comme nom de navire : La douleur ordinaire. Ils se domptent et s'apprivoisent, ensemble mais profondément seuls, et sur la ligne d'horizon là-bas il n'y a rien d'autre qu'un nuage. Un nuage unique qui attends sagement de pleuvoir, l'enfant d'un orage mécanique planté dans un matin d'ivoire.
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